THEME 1 ECJS
LA MULTIPLICATION DES ACTES TERRORISTES , LES ECHECS DU DEVELOPPEMENT D’UNE PART, LES DEBATS OPPOSANTS PARTISANS DE LA THESES DE LA FIN DE L’HISTOIRE (F FUKUYAMA)A CEUX DEFENDANT LA THESE DU CHOC DES CIVILISATIONS ( S HUNTINGTON)D’AUTRE PART CONDUISENT A S’INTERROGER SUR LES LIENS EXISTANT ENTRE LES SYSTEMES DE VALEURS ( EN PARTICULIER MAIS PAS SEULEMENT RELIGIEUX ) , LA CROISSANCE ET LE DEVELOPPEMENT
I - DOSSIER DOCUMENTAIRE
DOCUMENT 1 :
L'Islam représente 20 % de la population mondiale, et ne compte, selon certaines estimations, que pour 6 % de la richesse totale. D'où la tentation de conclure parfois que l'islam a un problème avec l'économie. Après avoir nourri une civilisation brillante au Xe siècle, l'islam aurait raté le virage de la modernité et, par voie de conséquence, manqué aussi le train de la croissance économique.
L'idée que la religion puisse avoir un pouvoir prédictif sur la prospérité matérielle des sociétés n'est pas en soi aberrante. Max Weber, dans son célèbre essai sur L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme, avait donné, avec d'autres, le coup d'envoi d'une telle réflexion en se demandant « de quelle façon certaines croyances religieuses déterminent- elles l'apparition d'une "mentalité économique", autrement dit l'ethos" d'une forme d'économie ? » Question qui l'amena à conclure que l'esprit du capitalisme n'est jamais mieux expliqué que par Benjamin Franklin, lorsque celui-ci appelle à ne jamais oublier que « le temps c'est de l'argent—, que l'argent est par nature générateur et prolifique.. », démasquant à ses yeux les sources protestantes du capitalisme.
Observer que les musulmans sont plus pauvres que la moyenne mondiale ne suffit pourtant évidemment pas à conclure qu'on tient une relation de causalité du premier au second terme, pas plus qu'aujourd'hui on ne voudrait parier que c'est l'héritage de Confucius qui est responsable de la pauvreté chinoise ou qu'on ne songerait davantage à opposer catholicisme et protestantisme pour saisir les différences de richesse entre nations. Chacune de ces observations a pourtant été faite par le passé. Ainsi expliquait-on que si le Japon, et non la Chine, avait prospéré, cela tenait au fait que le shintoïsme («version locale » du protestantisme) s'était imposé dans l'île du Soleil-Levant, tandis que le confucianisme (plus proche du catholicisme ?...) dominait l'empire du Milieu (lire Why Has Japan Succeeded ?, de Michio Miroshima). A l'heure où la Chine fait donner le feu d'une production industrielle en croissance de près de 10 % l'an, on ne sait plus quoi penser du pouvoir de ces théories pour comprendre ce qui détermine l'aptitude à embrasser le capitalisme. ( … )
Comment choisir les pays auxquels rapporter l'évolution des pays musulmans ? C'est tout simple : à leurs voisins non musulmans. Autant il est ridicule de comparer l'islam en général au reste du monde, autant on peut s'aventurer à comparer un pays à majorité musulmane à un proche voisin qui ne l'est pas. Qu'observe-t-on si l'on compare par exemple la Malaisie à la Thaïlande, le Sénégal à la Cote d’Ivoire, le Pakistan à l'Inde ? Les premiers cités sont tous à majorité musulmane, les autres, mitoyens ou presque, sont de toutes les religions.
Le résultat est clair : il n'existe aucune différence visible, ou peu s.'en faut. La Malaisie dispose d'un revenu de 6 990 dollars, la Thaïlande de 5 840 dollars (source Banque mondiale), le Sénégal d'un revenu par habitant de 1 750 dollars, la Côte d'Ivoire de 1730 dollars, le Pakistan de 1 540 dollars et l'Inde de 1 700 dollars. Chiffres au vu desquels il est difficile de conclure que l'islam est un facteur cardinal de croissance.
On pourrait étendre la comparaison à d'autres indicateurs du développement humain, espérance de vie, scolarisation... : les similitudes sont plus frappantes que les différences. Un indice important qui résume souvent les autres est la fécondité féminine.L'Indonésie, pays musulman le plus peuplé du monde, est en fait, avec la Thaïlande, le pays de la région où elle est la plus basse, atteignant en l'an 2000 un niveau de 2,6 enfants par femme. Le chiffre valait exactement le double au début des années 1960. Les Philippines, pays catholique proche disposant pourtant d'un revenu légèrement supérieur, connaissent une fécondité plus forte, de 3,6 enfants par femme, l'Inde se situant à un niveau intermédiaire (3,0 enfants par femme).
Ces comparaisons ne suffiront pas à convaincre les sceptiques.On pourra arguer qu'elles sont choisies de façon arbitraire au secours d'une démonstration recherchée. Mais tel n'est pas le cas. Une fois qu'on l'a contrôlé pour les continents auxquels ils appartiennent, il n'existe au cours du XXe siècle aucune différence statistiquement significative entre les pays musulmans et leurs voisins en matière de croissance économique. Ce que les économistes ont en effet appris de la richesse des nations est l'importance de la géographie. Il n'existe de meilleur prédicteur de la croissance d'un pays que le taux de croissance de ses voisins immédiats. C'est l'Afrique qui a un problème, pas l'Afrique musulmane, comparativement au reste du continent ; c'est l'Asie qui connaît une crise en 1997, pas la Malaisie ou l'Indonésie comparativement à la Thaïlande ou aux Philippines.
SOURCE : D.Cohen , Y-a-t’il une malédiction économique islamique , le Monde , 5 / 11 /2001
DOCUMENT 2 :
L’islam devient islamisme, et l'ascèse traditionnelle se mue en une sacralisation, de plus en plus folle et meurtrière, du militantisme politique. Sous l'effet de trois ruptures :
· avec la modernité de type occidental ;
· avec des idéologies séculières qui se sont effondrées ;
· avec des modèles d'Etat-nation-parti qui, comme dans l'Europe révolutionnaire du XIXe siècle, ont été discrédités dans toute l'aire musulmane, arabe, perse, turque, asiatique.
Dans l'Iran du shah ou l'Egypte de Nasser, la « réislamisation » - victorieuse dans le premier cas, écrasée dans l'autre- est d'abord une réponse à une modernité autoritairement imposée, perçue comme étrangère à Dieu et à toute transcendance , confondue avec la sécularisation , la laïcité , la corruption et l’aliénation .
La Révolution française avait déjà fait la démonstration qu'on n'élimine pas impunément la dimension religieuse de l'existence individuelle ou de l'espace public. Dans le monde arabe et en Asie, le nom d'Allah avait été pratiquement absent des poussées de fièvre nationaliste de l'après-guerre, de la montée du nassérisme en Egypte, des premières révoltes palestiniennes, de la guerre d'indépendance algérienne.
Pourtant, les idéologies séculières forgées dans les luttes anticoloniales - nationalisme, socialisme laïque, marxisme athée- ont cédé à leur tour et ouvert la voie à des propositions d’alternative religieuse , même les plus radicales et fumeuses. Celles- ci ont prospéré sur les décombres des idéologies dites de libération et de progrès, sur la contestation croissante d'un modèle de civilisation matérialiste à prétention universelle (Occident), sur la volonté de restaurer les bases sacrées de l'ordre social.
Le terreau devenait fertile pour les intégristes de tous bords, dans des pays restés pour la plupart sous la botte de régimes forts, voire dictatoriaux, monarchiques ou militaires. Dans les rues de Téhéran ou d'Alger, on ne croit plus un traître mot des modèles d'Etat-nation-parti, qui ont presque tous échoué. Coupés de leurs solidarités traditionnelles pour aller s’agglutiner dans les grandes villes ou pour émigrer , voués au chômage comme seule issue de leur mal de vivre , des milliers d’adolescents déracinés , d’intellectuels ambitieux mais sans perspective sont devenus la proie d’un militantisme religieux , comme celui du FIS , en Algérie , pourvoyeur d’identités fortes , de certitudes toutes faites , de solutions expéditives .
SOURCE :H.Tincq , L’islamisme maladie infantile de l’islam ? Le Monde , 25 /09 /2001
DOCUMENT 3 :
Les écrits de S. Huntington sur la persistance des civilisations/cultures et valeurs traditionnelles se réfèrent à des traditions historiques et sociologiques postulant que des traits culturels qui ont persisté sur de longues périodes exercent un impact important sur les performances économiques et politiques des sociétés.
Il existe a contrario une autre vision, dite thèse de la modernisation, apparemment incompatible avec le postulat d'une persistance des formes civilisationnelles. De Max Weber à Daniel Bell, ce second courant soutient que le développement économique s'accompagne d'une érosion des valeurs traditionnelles liées à la religion, et que l'histoire contemporaine depuis deux siècles peut être vue comme un processus de déclin de la religion et des valeurs morales traditionnelles (la sécularisation). L'un des représentants contemporains les plus prestigieux du courant de la modernité, le sociologue américain Ronald Inglehart, a récemment souligné l'évolution cohérente des systèmes de valeurs vers un modèle rationnel et «postmodeme» . Celui-ci s'incarne aujourd'hui particulièrement dans les valeurs et les modes de vie des pays Scandinaves, caractérisés par la tolérance, la valorisation de l'individu, la confiance en autrui, etc.
Cependant, et c'est là un point nodal, alors que de son propre aveu il ne s'y attendait pas, R. Inglehart soutient que ses travaux confirment la thèse de S. Huntington: la persistance de civilisations, soudées par leur héritage historique et, en particulier, religieux. C'est la première fois que la thèse du choc des civilisations, soumise à une vérification empirique, se trouve en partie validée.L'Enquête mondiale sur les valeurs, qui a servi de fil directeur à l'étude de R. Inglehart, montre que les configurations culturelles se révèlent étonnamment résistantes et cohérentes. Pour le sociologue, il existe deux grandes dimensions d'évolution des valeurs dans le monde contemporain:
• La première dimension est celle du passage des valeurs traditionnelles (autorité patriarcale, poids des institutions religieuses) aux valeurs « rationnelles-légales» et séculières (laïcité, respect de l'autorité administrative et étatique )
• La seconde dimension est celle du passage de valeurs de pénurie et de nécessité, liées à des sociétés où domine la pauvreté, aux valeurs d'autoréalisation, d'expression et de bien-être que privilégient notamment les sociétés les plus riches d'Europe du Nord. Cette dimension correspond au degré de richesse des sociétés.
Le positionnement des sociétés nationales suivant ces deux dimensions permet au sociologue de les classer selon quatre types :
• les sociétés de type traditionnel où les individus privilégient la religion, les valeurs familiales, favorisent les familles nombreuses, privilégient le conformisme et réfutent l'individualisme, etc. C'est notamment le cas des pays de l'aire islamique comme le Bangladesh, de pays d'Afrique comme le Nigeria ou le Ghana ;
• les sociétés de valeurs rationnelles préfèrent l'individualisme et le contrôle des naissances, sont sécularisées et reconnaissent l'autorité de l'Etat (l'Allemagne, dans ses deux composantes de l'Est et de l'Ouest, en est l'archétype);
• les sociétés qui privilégient des valeurs de pénurie où les individus ne se sentent pas heureux, sont plutôt intolérants, peu favorables à l'égalité des sexes et ont peu confiance dans les autres, mais placent de grands espoirs dans la science et privilégient des valeurs matérialistes (la Moldavie, l'Ukraine, et de manière générale les pays ex-communistes fortement scolarisés où l'idéologie scientifique fut prégnante se retrouvent dans cette configuration de valeurs);
• les sociétés «postmodemes» sont opposées aux sociétés de pénurie et sont plutôt tolérantes et démocratiques (ce sont précisément les riches pays Scandinaves et les Pays-Bas qui incarnent cette tendance de manière significative).
La grande découverte de R. Inglehart est que les différents pays se distribuent dans des ensembles qui semblent correspondre aux découpages de civilisations faits par S. Huntington. ( … )
Pour expliquer ce qu'il appelle la «résilience» des grandes civilisations que l’ Enquête mondiale révélerait, R. Inglehart souligne que «c'est le patrimoine historique tout entier qui se refléchit dans la culture d'une société». Pour la plupart des pays, les traditions religieuses continuent de définir les systèmes contemporains de valeurs, même lorsque les religions semblent avoir quasiment disparu comme en Europe occidentale. La persistance de traits de civilisations incarnées dans des systèmes de valeurs n'est pas liée à la place actuelle des Eglises, mais à leur force passée. Ces Eglises définissaient il n'y a pas si longtemps la morale et les normes sociales.( … )-
Vers une culture globale?
La plupart des chercheurs tentent actuellement de penser le devenir culturel dans la tension entre l'identité et l'universalité. Pour le politologue Pierre Hassener, «le phénomène le plus universel semble résider dans la dialectique de la globalisation et de la fragmentation, liée à la modernisation. Sous l'effet avant tout du progrès technique, l'individu se trouve aujourd'hui arraché à ses points de repères familiaux, nationaux, culturels ou religieux et livré sans protection aux rigueurs de la compétition dans un monde trop complexe et changeant pour répondre à ses besoins de stabilité ou de sens . » Nombre d'analystes estiment comme lui que les réactions communautaires et religieuses violentes sont la conséquence directe de la tendance à l'homogénéisation qu'induit la modernisation. La persistance d'aires culturelles différenciées et structurées par la religion serait donc plutôt l'expression de la globalisation que sa négation
SOURCE : J.C.Ruano-Borbalan ,Culture , valeurs , tous postmodernes ? ,Sciences humaines numéro spécial 2 , mai-juin 2003
DOCUMENT 4 :
C'est, en effet, à partir de mon lieu culturel - de la bonne image que j'ai de moi-même - que je projette l'universalisable. Quoi de plus « naturel » que d'identifier l'universel à celui qui dit l'universalité ? L'hégémonisme « naturel » dans l'ordre du discours tire sa légitimité du fait qu'il en édicté lui-même les règles. C'est toujours notre société qui définit le cadre général par rapport auquel les autres sont situés. L'universalisme particulier n'entend l'égalité que comme égalisation des identités au profit de l'identité dominante. Il évalue l'ensemble de l'humanité selon des critères qui sont toujours favorables aux conceptions occidentales, comme l'est l'idée même d'universalité. La référence universaliste qui, par exemple, guide aujourd'hui l'action et la perception américaines du monde ne correspond pas à un universalisme ouvert et critique, lequel affirme partout les mêmes droits et les mêmes devoirs, partout une seule et même humanité devant profiter des mêmes aspirations, des mêmes possibilités, des mêmes libertés et des mêmes droits. La conviction d'une sorte d'adéquation entre la société américaine et un universel qui serait incarné dans une « nature » humaine - représentée par les valeurs du marché, de la libre entreprise et d'un Dieu , régulateur suprême de ces lois « naturelles » - enferme le reste de l'humanité dans la fatalité d'une histoire étriquée, d'une histoire unique guidée par les Etats-Unis. Devenir américain est l'avenir proposé à tous les autres, placés de gré ou de force dans la sphère de dépendance de l'empire. Mais en même temps, les détenteurs de la puissance mondiale ont multiplié les obstacles pour empêcher ces autres de devenir le même. L'universalisme a paradoxalement besoin du particularisme. L'Amérique assume son universalité et son omniprésence en entretenant les particularités des autres. Elle doit chercher par tous les moyens à constituer avec eux une relation asymétrique afin d'éviter toute rencontre dialogique qui remettrait nécessairement en cause son monopole du discours légitime, ce discours monologique réputé vrai et accomplissant la destinée de l'humanité. L'histoire universaliste du monde prouve ainsi qu'elle n'est qu'une version particulière de l'histoire, le produit d'une histoire singulière qui prétend se déployer à l'échelle universelle.
La prégnance de ce modèle est telle que, même hors de ses frontières, l'Amérique, et plus largement l'Occident, vit et s'universaque cette histoire mythique ne prend même pas soin de se démarquer comme une histoire locale, mais se présente comme une narration universelle du progrès et de la liberté. L'Occident, c'est l'histoire, et les autres y sont intégrés en termes occidentaux. Ils étudieront l'histoire de l'Europe et de l'Amérique afin d'identifier l'émergence et la cristallisation des universaux - l'humanité, la démocratie, le règne de la raison, de la science et de la modernité -, qu'ils y adhèrent ou s'y opposent finalement. L'idéologie universaliste moderne dénote, de ce point de vue, moins la réalité d'un état du social que la perception faussement égalitaire du rapport social
Source : M Kilani, le paradoxe ethnologique, in lévi strauss et la pensée sauvage.
DOCUMENT5 :
Francis Fukuyama est un honorable fonctionnaire du Département d'État brusquement, et un peu mystérieusement propulsé sur la scène médiatique américaine puis internationale pour avoir publié un petit article dans une revue assez austère, National interest, intitulé précisément « La Fin de l'histoire ? ». L'idée fondamentale de ce maintenant célébrissime article : les transformations qui s'accomplissent
actuellement dans les pays de l'Est, cette apparente évaporation des dictatures communistes, ne signifieraient pas simplement la fin du communisme mais essentiellement la fin de l'histoire elle-même ; ces transformations impliqueraient la prise de conscience par l'humanité qu'il n'y a pas d'au-delà de la société présente. La société présente, c'est la société industrielle, capitaliste et marchande qui constitue notre modernité.
C Castoriadis :. La « fin de l'histoire » exigerait qu'on élève leur niveau de vie jusqu'à ce qu'il devienne, en gros, comparable à celui des pays riches d'aujourd'hui. Imaginet-on la pollution additionnelle, la destruction de ressources non renouvelables, les dommages irréversibles infligés à l'environnement que cela impliquerait ? Et cela n'est qu'un des aspects de la question. Le capitalisme libéral s'est jusqu'ici montré pratiquement incapable d'« industrialiser » le tiers-monde. Mais il s'est révélé encore plus incapable d'y exporter ses valeurs « libérales » et « démocratiques ». Les sociétés non occidentales sont toujours dominées par un lourd héritage de significations imaginaires hétéronomes, essentiellement religieuses, mais pas seulement. Le cas de l'islam est le plus flagrant, mais il est loin d'être le seul ; l'Inde, l'Afrique et même l'Amérique latine en offrent des manifestations frappantes. Toutes ces sociétés assimilent facilement certaines techniques provenant de l'Occident - celles de la guerre, de la manipulation télévisuelle, de la torture policière – mais guère les autres créations de l'Occident : les droits humains, les libertés même si elles sont partielles, la réflexion et la pensée critique, la philosophie. L'Occident a réussi à y ébranler en partie les structures sociales (mais beaucoup moins mentales) traditionnelles, il y en fait pénétrer certaines techniques mais pas du tout la dimension émancipatrice de son histoire. La plupart de ces sociétés sont dans un état hautement instable, à la fois en décomposition et en ébullition, et les États occidentaux sont incapables de « gérer », comme on dit maintenant, leurs rapports avec elles .
E Morin : Avec Hegel émerge une conception suggérant qu'à un moment donné on aboutit à un accomplissement, celui de la meilleure organisation sociale - l'État moderne - et particulièrement l'État prussien qui, pour Hegel, était un aboutissement.
Avec Marx on a quelque chose d'assez différent. Pour lui, l'accent est mis sur la lutte des classes où le rôle du prolétariat consiste à amener la cessation de l'exploitation de l'homme par l'homme, de la domination, et de l'existence même de l'État ; pour lui cette fin de l'histoire, qui sera réalisée par le prolétariat avec le socialisme, signifie en fait la fin de la préhistoire humaine. La « fin de l'histoire » pour Marx, c'est donc la fin de cette époque où l'homme est un loup pour l'homme, où l'homme est un barbare pour l'homme.
Mais il y a plusieurs interprétations de la pensée de Marx. Dans un sens, on peut dire qu'après la réalisation de la société socialiste quelque chose va continuer. Quoi ? On ne le sait pas vraiment ; c'est inconcevable... Mais il faut franchir ce stade. Un autre type d'histoire naîtra, qui ne sera plus « préhistoire » ; ou bien au contraire, une autre version, c'est la version grossière, viendra, le paradis socialiste dont on a tant parlé pendant l'ère stalinienne.
L'idée selon laquelle on aboutit à une forme accomplie de société, indépassable, se manifeste aussi dans la vision que l'on a eu de la société industrielle. Avant 1968 dans beaucoup de milieux intellectuels, chez les économistes par exemple, et Raymond Aron fut l'un des chantres de cette idée-là, toutes les sociétés devaient devenir industrielles ; par des voies différentes, des pays comme l'URSS et les États-Unis devaient se rencontrer un jour ou l'autre sur le plan économique... Bien que dans cette approche on ne retrouve pas l'idée messianique des temps nouveaux, des temps merveilleux que le marxisme ou un pseudo-marxisme avait promulgués, la société industrielle apparaissait néanmoins comme celle qui était la moins mauvaise possible, où l'on pouvait trouver le moins d'inégalités, où les formes sociales étant arrivées à leur épanouissement, il ne s'agissait que de les améliorer, les généraliser. Ainsi cette idée apparemment bizarre de la fin de l'histoire était présente dans des courants de pensée extrêmement différents. (..)
Nous sommes dans l’incertitude et je crois que nous continuerons d’être dans l’errance. Mais même dans cette errance des potentialités de devenir et d’évolution existent .Ce qui est mort, c’est l’idée des lois nécessaires de l’histoire.On comprendra alors que le concept de développement « onusionné »qui est une idée véritablement sous développée est un concept éconocratique ridicule . Aujourd’hui on commence à comprendre qu’on n’a pas trouvé la formule du développement. On a compris que le soi disant socialisme de l’URSS n’allait pas vers la société sans casse ni exploitation. On devrait comprendre que ni la société industrielle, ni la société post-industrielle ne soit les derniers mots de l’histoire.
Source : débat entre C Castoriadis et E Morin sur la fin de l’histoire in de la fin de l’histoire, éditions du félin,1992.
Document 6 :
Théorisé ou spontané, ce modèle aux fonctions à peu près identiques inspire la plupart des travaux théoriques de l'époque et oppose les sociétés développées, technologiques ou encore urbaines, et celles sous-développées, traditionnelles :
La société traditionnelle se voit généralement décrite comme le lieu de blocages multiformes, interdisant ou empêchant l'assimilation des valeurs et des comportements favorables à la modernisation. On relèvera tout d'abord l'absence d'accumulation, du fait de la priorité accordée aux investissements non ou faiblement productifs (rites et coutumes sociales, propriété foncière, troupeaux de prestige) et de la faible capacité d'épargne. De même, les structures économiques sont mises en cause : surabondance de main-d'œuvre sous-employée dans les secteurs traditionnels (agriculture et artisanat) et inadéquation par rapport aux emplois du secteur moderne; chômage déguisé, dysfonctionnements dans la répartition du revenu national et incidences en matière de consommation, de commerce. Enfin, sont fréquemment avancées les caractéristiques socioculturelles décrites comme typiques de la société traditionnelle : famille étendue (et polygamie), domination des aînés sur les jeunes, soumission féminine, allégeances claniques et tribales. Traits qui se répercutent sur la vie politique où dominent les solidarités ethniques et régionales, l'affirmation des particularismes et les conflits séculaires.
A l'opposé, la société moderne s'appuie sur une communauté de membres « hétérophiles » et « individualistes » éprouvant les uns pour les autres un sentiment d'« empathie horizontale», selon les termes de E.M. Rogers. Ceux-ci sont avant tout soucieux de voir leur niveau de vie s'élever et d'améliorer le bien-être général de la collectivité. Dans cette optique, l'augmentation continue de la productivité du travail, l'innovation technique et l'organisation rationnelle des ressources humaines vont de pair. Investissement dans l'industrialisation, mobilité spatiale et sectorielle de la main-d'œuvre, mise en place des institutions et procédures d'accompagnement (systèmes bancaires, structures financières et commerciales, comptabilité et fiscalité), infrastructures sociales adéquates (santé, scolarisation, transport, communications) constituent les bases d'un processus auto-entretenu de modernisation. Bien que généralement en retard sur les innovations techniques et le progrès économique, le progrès moral et culturel de 1 homme suit et introduit des rapports renouvelés dans les différentes sphères de la vie sociale : relations homme/femme et éducation des enfants au sein de la famille, rapports sociaux fondés sur une hiérarchie ouverte des compétences au sein de l’entreprise, modes de compétition politique transparents et démocratiques pour l'exercice d'un pouvoir consistant surtout en charges et obligations croissantes vis-à-vis des citoyens, en particulier en ce qui concerne les investissements sociaux collectifs.
SOURCE : A.Guichaou et Y.Roussault , Sciences sociales et développement , Cursus , A.Colin
DOCUMENT 7 :
Toute l'idéologie «libérale» tient en ces quelques lignes:
· la liberté du travail doit libérer aussi l'initiative privée, le goût du risque et de l'effort, le sens de la compétition. Le désir d'améliorer sa condition est un moteur dont l'industrie ne peut se passer.
· On est aux antipodes de la conception traditionnelle pour laquelle la norme sociale est de s'inscrire dans un ordre fixe et de s'en satisfaire.
La liberté du travail a la légitimité d'une loi naturelle, tandis que les formes historiques de son organisation sont contingentes.Il s'ensuit que, puisque ces formes ont été jusqu'à présent placées sous le registre de la contrainte, elles sont arbitraires et despotiques. L'histoire a dévoyé une exigence rationnelle, parce que naturelle, en imposant «l'intérêt particulier contre l'intérêt de la société». La société historiquement organisée sur la base de privilèges est particulariste. Elle a légitimé des corps intermédiaires inspirés par l'esprit de monopole. Il est urgent d'abolir cet héritage du vieux monde pour laisser jouer les lois naturelles. Le libre accès au travail, l'institution d'un libre marché du travail, marquent l'avènement d'un monde social rationnel par la destruction de l'ordre social arbitraire de l’ancienne société .
SOURCE : R .Castel
DOCUMENT 8 :
Le sociologue Alain Ehrenberg part d'un constat. Dans la société actuelle, l'individu est censé prendre en charge, lui-même, un nombre croissant de problèmes.Dans le travail, dans les relations de couple, dans les décisions d'achat, dans les choix scolaires, «partout on vante les vertus de l'autonomie, la responsabilité individuelle».Chacun est sommé d'agir librement. «Nous sommes incités à être responsables de nous-mêmes. » .Là où les mécanismes sociaux favorisaient des automatismes de comportements ou des normes établies, les choix personnels semblent avoir pris le pas sur les contraintes et le destin collectif.
Cette mobilisation permanente de soi se paye par une inquiétude existentielle.«Confronté à l'incertain, aux décisions personnelles, aux choix de vie, et engagements, l'individu est déstabilisé, dérouté et souffre.» A. Ehrenberg développe cette idée dans La fatigue d'être soi (Odile Jacob, 1998). Une pathologie nouvelle naît de ces injonctions immanentes à trouver en soi les ressorts de son action: l'épuisement psychique et la dépression . Alors que les sociétés gérées par les normes génèrent des pathologies de la culpabilité, comme la névrose, une société fondée sur la sollicitation permanente de soi provoque plutôt des dépressions. D'où le recours aux drogues (antidépresseurs, tranquillisants) afin de surmonter les moments de panne et d'effondrement. Cette figure de l'individu en quête de soi en côtoie une autre: celle de l'individu éclaté. Elle est aisément repérable dans la sociologie actuelle, notamment dans les études de François Dubet ou de Bernard Lahire. L'incertitude dans laquelle est placé l'individu contem porain semble due à un relâchement des dispositifs d'intégration (école, famille, travail) et des rôles sociaux bien établis. La définition des rôles sexuels est caractéristique de cette transformation. Avec l'émancipation des femmes, les rôles sociaux (féminin et masculin) ne sont plus stéréotypés. A l'école, le statut du professeur n'est plus clairement établi, oscillant entre ceux du maître traditionnel et du pédagogue-éducateur. Chacun doit donc composer avec plusieurs costumes sociaux et trouver sa propre voie. Chaque individu est ainsi soumis à une tension permanente. D'où une nécessaire réflexivité (auto-analyse) permanente sur ses propres conduites et l'essor des méthodes de développement personnel, du coaching, des ouvrages sur l'art de vivre, des talk-shows qui parlent de la vie privée, de la façon de gérer sa vie.
SOURCE : J.F.Dortier , Individu : du je triomphant au moi éclaté , Sciences humaines , hors-série n°34 , 2001
DOCUMENT 9 :
• Sécularisation. Pour Karl Marx, Emile Durkheim, Max Weber et la plupart des sociologues du début du siècle, le déclin de la religion s'annonçait irréversible. Jusqu'au milieu des années 60, c'est sur ce grand paradigme de la sécularisation que s'est construite la sociologie religieuse. En France, par exemple, les sociologues du religieux, comme Gabriel Le Bras, ont largement étudié le déclin des croyances et de l'emprise sociale du catholicisme. Quels sont les éléments qui caractérisent la sécularisation?
1) Un mouvement irrésistible de rationalisation de la vie sociale et de «désenchantement du monde» (M. Weber). Le rétrécissement social de la religion et le déclin des grandes institutions religieuses sont l'envers du processus d'expansion de la science.
2) La différenciation des institutions, c'est-à-dire la séparation nette des sphères politique, économique et religieuse. En France notamment, la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat de 1905 a accompagné l'essor de la laïcité. Les sociétés sont bien «sorties de religion» dans la mesure où les sphères de l'activité humaine sont désormais indépendantes des normes et des codes religieux
3) Un processus de «mondanisation», terme qui désigne le détournement des préoccupations spirituelles pour des préoccupations matérielles. La disparition progressive du clergé accompagne l'érosion régulière des pratiques. 60% des Français continuent de se déclarer catholiques (contre 80% il y a vingt ans), mais il s'agit plus d'un rattachement à un fonds culturel commun que d'une implication personnelle : 2% seulement des Français de moins de 25 ans vont régulièrement à la messe dominicale. Les sociologues ont constaté le glissement d'un «christianisme confessant» (pratique régulière, adhésion au Credo) vers un « christianisme culturel» (héritage chrétien commun général) et un humanisme séculier.
Les religions instituées continuent de perdre leur influence. Elles sont devenues incapables de contrôler les conduites et de réguler le champ religieux. La sécularisation représente bien une tendance lourde, qui s'est accentuée à la fin des années 60 .
SOURCE : J.Souty , Religions : les métamorphoses des croyances , Sciences humaines , hors-série ,n°34 , 2001
DOCUMENT 10 :
Le constat massif des enquêtes et études sur la place de la religion dans le Vieux Continent est que dans tous les pays occidentaux, la perte d'emprise des Eglises s'effectue principalement au profit d'une «religiosité diffuse»: croyances dans l'astrologie, la réincarnation, etc. La religion est de plus en plus ressentie comme un moyen d'épanouissement personnel, et son statut a évolué en fonction de la progression de l'individualisme, caractérisé dans la jeunesse comme une volonté d'indépendance personnelle et un souci de soi . Malgré des mouvements de réaction, la perte d'influence des Eglises conduit à des syncrétismes ou à des «bricolages religieux». Aujourd'hui, l'initiative religieuse est plutôt du côté des individus, de leurs demandes, de leur quête et bien moins du côté de l'offre institutionnelle . Les acteurs refusent de plus en plus des systèmes constitués, contraignants et constitués en dehors d'eux-mêmes. Toutes les analyses sociologiques de la modernité religieuse mettent l'accent aujourd'hui sur «l'éclatement des systèmes de croyance et sur la dissémination des petits récits croyants que les individus produisent eux-mêmes à partir de leurs aspirations, de leurs intérêts, de leurs dispositions, de leurs expériences», souligne la sociologue Danièle Hervieu-Léger. Ce bricolage individuel s'effectue en référence aux « grands récits » des traditions religieuses dans lesquels les individus puisent comme dans une bibliothèque de symboles et de formes religieuses. ( … )
Une telle realité, c'est le moins que l'on puisse en dire, a totalement surpris les analystes académiques. Ils avaient depuis plus d'un siècle bâti un scénario tout à fait cohérent dit de «sécularisation» inéluctable des sociétés. Ce scénario se résume à l'idée que la modernisation économique, la rationalisation philosophique et la montée de l'individualisme aboutiraient à la fin des religions, c'est-à-dire des institutions religieuses. L'accélération de la «déconfessionnalisation» religieuse dans la seconde moitié du XXe siècle semblait corroborer ce scénario. En fait, si les Eglises ont bien perdu leur influence directe en Europe, il s'agit plus d'une transformation religieuse que d'une fin des religions. C'est d'autant plus net lorsque l'on observe le renouveau et l'approfondissement religieux à l'échelle planétaire.
En fait, dès la fin des années 70 s'opère un «retour du religieux», alors que la sécularisation paraissait en Europe une donnée inéluctable. On a alors pris ces manifestations de renforcement religieux plutôt pour une survivance, une réaction à la modernité triomphante. Il est vrai que les réalités de ce «retour» étaient et demeurent fort différentes. ( … )
Hostiles à la modernité ,technologique et au matérialisme comme à la rationalité scientifique, les intégrismes se sont opposés notamment à ce que la religion devienne une affaire privée, relevant du choix individuel. Au contraire, nombre
de mouvements de croyants accompagnent cette individualisation croissante. Mais que ce soit en accompagnement ou en réaction, c'est bien au travers de mouvements religieux, et non par la sécularisation, que s'effectuent les transformations religieuses contemporaines.
C'est ce que souligne aujourd'hui le principal penseur de la modernisation religieuse et de la sécularisation, le sociologue américain Peter Berger. Il déclare urbi et orbi qu'il s'est trompé et fourvoyé pendant le plus clair de ses années de recherches en pensant que les religions étaient entrées dans un irrémédiable déclin. Il estime au contraire dans ses écrits récents que «l'idée selon laquelle nous vivons dans un monde sécularisé est fausse. Le monde d’aujourd’hui , à quelques exceptions près , est aussi furieusement religieux qu’il ne l’ajamais été . Il l’est même davantage dans certains endroits » .
SOURCE : J.C.Ruano-Borbalan , La religion recomposée , Siences humaines hors-série n°41 , 2003
DOCUMENT 11 :
Les sectes sont en fait une des déclinaisons possibles de ces nouvelles formes religieuses en décalage avec l'héritage culturel monothéiste des sociétés occidentales. Elles fleurissent dans l'univers laïque, pluraliste et désacralisé de la modernité. Le phénomène sectaire, explique Danièle Hervieu-Léger, est une des manifestations de la dérégulation des croyances . Il faut donc considérer les sectes dans le cadre général de la sécularisation (c'est-à-dire la perte d'influence des grandes institutions religieuses) et de la recomposition religieuse : émiettement et fragmentation des croyances, individualisation des comportements, concurrence et diversification des biens religieux, mondialisation. Il y a un aspect éminemment consumériste dans l'appartenance à la secte. Ces produits de salut à efficacité immédiate combinent spiritualité et rationalité économique, charisme, management et techniques de développement personnel. Il y a un important «tum-over» au sein des sectes où les adeptes, consommateurs «à la carte» et «sans domicile fixe de la croyance» (selon l'expression de Jean-Paul Willaime), restent un à deux ans en moyenne (pour ce qui concerne la périphérie de la secte et non son noyau dur). ( … )
En amont, les sectes ne sont-elles pas le symptôme d'un malaise social beaucoup plus étendu ? Elles semblent mettre en lumière les faiblesses de la modernité, et notamment un état d'angoisse et d'incertitude, un sentiment d'insécurité et de carence affective partagés par bien des contemporains. S'attaquer aux sectes isolément, ou les considérer comme un épiphénomène, revient à ne traiter que le symptôme et non la maladie. Le problème se pose, plus général, de la propagande et de la manipulation en démocratie. Pour Jean Baubérot, « c 'est la même société qui produit la publicité abusive et les groupements sectaires. Et ces derniers sont beaucoup moins influents que la pub ».
Certains auteurs établissent un lien entre intolérance majoritaire et sectarisme minoritaire, ou avancent l'idée que les sectes sont les symptômes manifestes d'une certaine forme de totalitarisme à l'oeuvre dans nos démocraties. «La secte, écrit Denis Duclos, ressemble à la grande société ultralibérale, alliant contrainte douce et matraquage propagandiste » . L'idéal promu par bien des sectes, lié au culte du dépassement personnel, rejoindrait en effet certaines préoccupations de la société libérale et de son idéologie de la performance. En ce sens, certaines sectes, comme la scientologie, à la pointe de la «technique » et de la « communication», non seulement sont parfaitement en phase avec la modernité, mais en poussent certaines logiques à leur paroxysme, et en cela préfigurent un avenir possible.
SOURCE : J.Souty , Les sectes : reliogiosité dévoyée ou religion du futur , Sciences humaines n°122 , décembre 2001
DOCUMENT12 :
Il s'agit plus exactement de savoir s'il y a incompatibilité réelle et fondamentale entre tradition et modernité, entre société traditionnelle et société en voie de développement ; si nous revenons aux stades décrits par Rostow , nous y voyons sue toute la structure économique, politique, sociale et mentale de la société traditionnelle paraît s'opposer à l'industrialisation; il semble que le progrès économique ne puisse se réaliser que s'il se produit une transformation radicale et globale de la société traditionnelle. La tradition apparaît donc à Rostow comme fondamentalement incompatible avec le développement; elle en est à vrai dire l'antithèse. C'est pourquoi la phase de démarrage est surtout caractérisée, selon lui, par l'élimination définitive des traits de la société traditionnelle.
Joseph Gusfield, s'appuyant sur les études ethnographiques les plus récentes et utilisant en particulier le cas de l'Inde, a dénoncé ce qu'il considère être les erreurs (« fallacies ») du modèle linéaire trop couramment employé pour décrire et analyser le passage de la tradition à la modernisation . ( … ) Les critiques de Gusfield expriment et synthétisent le malaise croissant qu'ont ressenti bon nombre de chercheurs, lorsqu'ils ont voulu utiliser le modèle trop rigide du passage de la tradition à la modernisation, pour comprendre et expliquer des phénomènes nouveaux des pays en voie de développement. Il est maintenant acquis qu'il n'y a pas une opposition tranchée, une incompatibilité complète entre la société traditionnelle et la société industrielle, à l'encontre de ce qu'avait pourtant soutenu une longue tradition solidement établie, depuis Comte, Spencer, Tônnies et Durkheim. Sans doute, la distinction entre les deux types de société reste-t-elle valable quand on compare des cas extrêmes ou des types idéaux. Mais dans l'analyse du développement, un trop grand nombre d'observations obligent aujourd'hui à reconnaître que la modernisation ne consiste pas en une destruction pure et simple de la société traditionnelle, en une brisure radicale avec une structure sociale et mentale qui serait irrévocablement opposée à toute innovation, du moins aux innovations qu'exige l'industrialisation. Peut-on d'ailleurs affirmer que la modernisation de l'Occident ait été le fruit d'un renversement aussi total? Ne serait-ce pas aussi oublier que le changement social n'est jamais la négation complète du passé?
SOURCE : G.Rocher , Introduction à la sociologie générale , tome 3 , Le Seuil , 1968
DOCUMENT 13 :
Pour schématiser, nous autres Occidentaux sommes des individus. D'ailleurs Dieu Lui-même nous a voulus ainsi, et singulièrement dans la tradition chrétienne qui a façonné l'Europe et l'Amérique (mais c'est aussi vrai dans les deux autres grandes religions du livre, l'Islam et le Judaïsme). Nous avons le pouvoir extraordinaire de dire oui ou non à la parole de Dieu, d'exercer notre libre-arbitre, de penser par nous-mêmes.L'individu se décline sous toutes ses formes, à commencer par la liberté et ses corollaires : le droit de propriété, le droit de sûreté, le droit d'égalité comme le stipule la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
L'Asie renverse la perspective : l'individu n'existe pas! C'est la société qui compte, le groupe, la famille. Le mot « liberté individuelle », par exemple, se traduisait en ancien japonais par la « participation personnelle à l'honnêteté du groupe ». L'alpha et l'oméga, c'est la collectivité. Non pas une collectivité molle, bâtie sur un vague consensus, mais un groupe éminemment hiérarchisé, où l'image du père domine tout le reste. On pense à Confucius, bien sûr, dès que l'on évoque cette vision familiale et hiérarchisée de la société et de l'État en Asie, avec son cortège de loyautés et de préceptes :
· D'un côté, on défend des « valeurs asiatiques ». Ou, du moins, entend-on des leaders, au nationalisme sourcilleux, prôner les valeurs d'autorité, de paternalisme, de travail et de compromis, quand ils ne rameutent pas Confucius à la rescousse de leur pouvoir.
· De l'autre, les prosélytes de la mondialisation et les maîtres du vocabulaire anglo-saxon voudraient imposer la transparence, la « gouvernance », la liberté individuelle, l'État de droit, à des systèmes censés se plier à un déterminisme universel au nom, sans doute, des vertus de la main invisible du marché.
Immédiatement, on se heurte à de redoutables problèmes de traduction. Comment rendre intelligibles en japonais, en coréen, en chinois, en indonésien, les notions occidentales d'égalité, d'individu, de droit, de responsabilité...pour n'en citer que quelques-unes?On voudrait des règles du jeu communes, mais se soucie-t-on toujours de la vision, qu'en ont, localement, les joueurs? On voudrait une morale, là où le mot « valeur » lui-même n’existe pas en chinois , en japonais , en thaï ou en hindi !
SOURCE :J. Gravereau , Vive la différence , Géopolitique , n° 62 ,1998
Document 14 :
«Nous devrions être conscients de la supériorité de notre civilisation, se réjouissait le premier ministre italien M. Silyio Berlusconi, le 26 septembre 2001, (...) un système de valeurs qui a apporté à tous les pays qui l'ont adopté une large prospérité qui garantit le respect des droits de l'homme et des libertés religieuses. » Le président du conseil italien a estimé qu'en raison de la «supériorité des valeurs occiden-
tales », celles-ci allaient « conquérir de nouveaux peuples », précisant que cela « s était déjà produit avec le monde communiste et une partie du monde islamique, mais que, malheureusement une partie de ce dernier est restée mille quatre cents ans en arrière.
Source : A Gresh, la guerre de mille ans, in le monde diplomatique, sept 2004.
II - ELABORATION DE LA DISSERTATION
Utiliser le dossier documentaire et des théories vues en cours afin de compléter le plan suivant :
Partie I
I : Les sociétés traditionnelles
· facteur de blocage de la croissance et du développement ,
· risquent de générer un conflit de civilisation (cf ; l’islamisme)
· nécessité de leur destruction , ce qui favorisera la croissance et le développement pour tous
Partie II :
I :
· Pas de lien évident entre valeurs traditionnelles et sous-développement : les valeurs traditionnelles peuvent favoriser la croissance et le développement
· Pas de choc de civilisation systématique (cette notion est contestable)
· Pas de modèle unique de croissance et de développement : critique de la notion de fin de l’histoire.
II :
· La croissance et le développement entraînent une transformation des valeurs, rationalisation et sécularisation des sociétés
· Qui assurent à terme la domination d’un modèle assurant la fin de l’histoire
II :
· Contrairement aux apparences , la croissance et l’augmentation des inégalités ne génère pas une augmentation de la rationalité , une sécularisation et un désenchantement du monde ,
· mais elle peut entraîner , au contraire ,une transformation des valeurs matérialistes en valeurs post-matérialistes et un renouveau des valeurs religieuses, voire un renouveau des valeurs traditionnelles et donc une contre-acculturation..
I- PROBLEMATIQUE
Recherchez la problématique correspondant au plan
LA MULTIPLICATION DES ACTES TERRORISTES , LES ECHECS DU DEVELOPPEMENT D’UNE PART, LES DEBATS OPPOSANTS PARTISANS DE LA THESES DE LA FIN DE L’HISTOIRE (F FUKUYAMA)A CEUX DEFENDANT LA THESE DU CHOC DES CIVILISATIONS ( S HUNTINGTON)D’AUTRE PART CONDUISENT A S’INTERROGER SUR LES LIENS EXISTANT ENTRE LES SYSTEMES DE VALEURS ( EN PARTICULIER MAIS PAS SEULEMENT RELIGIEUX ) , LA CROISSANCE ET LE DEVELOPPEMENT
I - DOSSIER DOCUMENTAIRE
DOCUMENT 1 :
L'Islam représente 20 % de la population mondiale, et ne compte, selon certaines estimations, que pour 6 % de la richesse totale. D'où la tentation de conclure parfois que l'islam a un problème avec l'économie. Après avoir nourri une civilisation brillante au Xe siècle, l'islam aurait raté le virage de la modernité et, par voie de conséquence, manqué aussi le train de la croissance économique.
L'idée que la religion puisse avoir un pouvoir prédictif sur la prospérité matérielle des sociétés n'est pas en soi aberrante. Max Weber, dans son célèbre essai sur L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme, avait donné, avec d'autres, le coup d'envoi d'une telle réflexion en se demandant « de quelle façon certaines croyances religieuses déterminent- elles l'apparition d'une "mentalité économique", autrement dit l'ethos" d'une forme d'économie ? » Question qui l'amena à conclure que l'esprit du capitalisme n'est jamais mieux expliqué que par Benjamin Franklin, lorsque celui-ci appelle à ne jamais oublier que « le temps c'est de l'argent—, que l'argent est par nature générateur et prolifique.. », démasquant à ses yeux les sources protestantes du capitalisme.
Observer que les musulmans sont plus pauvres que la moyenne mondiale ne suffit pourtant évidemment pas à conclure qu'on tient une relation de causalité du premier au second terme, pas plus qu'aujourd'hui on ne voudrait parier que c'est l'héritage de Confucius qui est responsable de la pauvreté chinoise ou qu'on ne songerait davantage à opposer catholicisme et protestantisme pour saisir les différences de richesse entre nations. Chacune de ces observations a pourtant été faite par le passé. Ainsi expliquait-on que si le Japon, et non la Chine, avait prospéré, cela tenait au fait que le shintoïsme («version locale » du protestantisme) s'était imposé dans l'île du Soleil-Levant, tandis que le confucianisme (plus proche du catholicisme ?...) dominait l'empire du Milieu (lire Why Has Japan Succeeded ?, de Michio Miroshima). A l'heure où la Chine fait donner le feu d'une production industrielle en croissance de près de 10 % l'an, on ne sait plus quoi penser du pouvoir de ces théories pour comprendre ce qui détermine l'aptitude à embrasser le capitalisme. ( … )
Comment choisir les pays auxquels rapporter l'évolution des pays musulmans ? C'est tout simple : à leurs voisins non musulmans. Autant il est ridicule de comparer l'islam en général au reste du monde, autant on peut s'aventurer à comparer un pays à majorité musulmane à un proche voisin qui ne l'est pas. Qu'observe-t-on si l'on compare par exemple la Malaisie à la Thaïlande, le Sénégal à la Cote d’Ivoire, le Pakistan à l'Inde ? Les premiers cités sont tous à majorité musulmane, les autres, mitoyens ou presque, sont de toutes les religions.
Le résultat est clair : il n'existe aucune différence visible, ou peu s.'en faut. La Malaisie dispose d'un revenu de 6 990 dollars, la Thaïlande de 5 840 dollars (source Banque mondiale), le Sénégal d'un revenu par habitant de 1 750 dollars, la Côte d'Ivoire de 1730 dollars, le Pakistan de 1 540 dollars et l'Inde de 1 700 dollars. Chiffres au vu desquels il est difficile de conclure que l'islam est un facteur cardinal de croissance.
On pourrait étendre la comparaison à d'autres indicateurs du développement humain, espérance de vie, scolarisation... : les similitudes sont plus frappantes que les différences. Un indice important qui résume souvent les autres est la fécondité féminine.L'Indonésie, pays musulman le plus peuplé du monde, est en fait, avec la Thaïlande, le pays de la région où elle est la plus basse, atteignant en l'an 2000 un niveau de 2,6 enfants par femme. Le chiffre valait exactement le double au début des années 1960. Les Philippines, pays catholique proche disposant pourtant d'un revenu légèrement supérieur, connaissent une fécondité plus forte, de 3,6 enfants par femme, l'Inde se situant à un niveau intermédiaire (3,0 enfants par femme).
Ces comparaisons ne suffiront pas à convaincre les sceptiques.On pourra arguer qu'elles sont choisies de façon arbitraire au secours d'une démonstration recherchée. Mais tel n'est pas le cas. Une fois qu'on l'a contrôlé pour les continents auxquels ils appartiennent, il n'existe au cours du XXe siècle aucune différence statistiquement significative entre les pays musulmans et leurs voisins en matière de croissance économique. Ce que les économistes ont en effet appris de la richesse des nations est l'importance de la géographie. Il n'existe de meilleur prédicteur de la croissance d'un pays que le taux de croissance de ses voisins immédiats. C'est l'Afrique qui a un problème, pas l'Afrique musulmane, comparativement au reste du continent ; c'est l'Asie qui connaît une crise en 1997, pas la Malaisie ou l'Indonésie comparativement à la Thaïlande ou aux Philippines.
SOURCE : D.Cohen , Y-a-t’il une malédiction économique islamique , le Monde , 5 / 11 /2001
DOCUMENT 2 :
L’islam devient islamisme, et l'ascèse traditionnelle se mue en une sacralisation, de plus en plus folle et meurtrière, du militantisme politique. Sous l'effet de trois ruptures :
· avec la modernité de type occidental ;
· avec des idéologies séculières qui se sont effondrées ;
· avec des modèles d'Etat-nation-parti qui, comme dans l'Europe révolutionnaire du XIXe siècle, ont été discrédités dans toute l'aire musulmane, arabe, perse, turque, asiatique.
Dans l'Iran du shah ou l'Egypte de Nasser, la « réislamisation » - victorieuse dans le premier cas, écrasée dans l'autre- est d'abord une réponse à une modernité autoritairement imposée, perçue comme étrangère à Dieu et à toute transcendance , confondue avec la sécularisation , la laïcité , la corruption et l’aliénation .
La Révolution française avait déjà fait la démonstration qu'on n'élimine pas impunément la dimension religieuse de l'existence individuelle ou de l'espace public. Dans le monde arabe et en Asie, le nom d'Allah avait été pratiquement absent des poussées de fièvre nationaliste de l'après-guerre, de la montée du nassérisme en Egypte, des premières révoltes palestiniennes, de la guerre d'indépendance algérienne.
Pourtant, les idéologies séculières forgées dans les luttes anticoloniales - nationalisme, socialisme laïque, marxisme athée- ont cédé à leur tour et ouvert la voie à des propositions d’alternative religieuse , même les plus radicales et fumeuses. Celles- ci ont prospéré sur les décombres des idéologies dites de libération et de progrès, sur la contestation croissante d'un modèle de civilisation matérialiste à prétention universelle (Occident), sur la volonté de restaurer les bases sacrées de l'ordre social.
Le terreau devenait fertile pour les intégristes de tous bords, dans des pays restés pour la plupart sous la botte de régimes forts, voire dictatoriaux, monarchiques ou militaires. Dans les rues de Téhéran ou d'Alger, on ne croit plus un traître mot des modèles d'Etat-nation-parti, qui ont presque tous échoué. Coupés de leurs solidarités traditionnelles pour aller s’agglutiner dans les grandes villes ou pour émigrer , voués au chômage comme seule issue de leur mal de vivre , des milliers d’adolescents déracinés , d’intellectuels ambitieux mais sans perspective sont devenus la proie d’un militantisme religieux , comme celui du FIS , en Algérie , pourvoyeur d’identités fortes , de certitudes toutes faites , de solutions expéditives .
SOURCE :H.Tincq , L’islamisme maladie infantile de l’islam ? Le Monde , 25 /09 /2001
DOCUMENT 3 :
Les écrits de S. Huntington sur la persistance des civilisations/cultures et valeurs traditionnelles se réfèrent à des traditions historiques et sociologiques postulant que des traits culturels qui ont persisté sur de longues périodes exercent un impact important sur les performances économiques et politiques des sociétés.
Il existe a contrario une autre vision, dite thèse de la modernisation, apparemment incompatible avec le postulat d'une persistance des formes civilisationnelles. De Max Weber à Daniel Bell, ce second courant soutient que le développement économique s'accompagne d'une érosion des valeurs traditionnelles liées à la religion, et que l'histoire contemporaine depuis deux siècles peut être vue comme un processus de déclin de la religion et des valeurs morales traditionnelles (la sécularisation). L'un des représentants contemporains les plus prestigieux du courant de la modernité, le sociologue américain Ronald Inglehart, a récemment souligné l'évolution cohérente des systèmes de valeurs vers un modèle rationnel et «postmodeme» . Celui-ci s'incarne aujourd'hui particulièrement dans les valeurs et les modes de vie des pays Scandinaves, caractérisés par la tolérance, la valorisation de l'individu, la confiance en autrui, etc.
Cependant, et c'est là un point nodal, alors que de son propre aveu il ne s'y attendait pas, R. Inglehart soutient que ses travaux confirment la thèse de S. Huntington: la persistance de civilisations, soudées par leur héritage historique et, en particulier, religieux. C'est la première fois que la thèse du choc des civilisations, soumise à une vérification empirique, se trouve en partie validée.L'Enquête mondiale sur les valeurs, qui a servi de fil directeur à l'étude de R. Inglehart, montre que les configurations culturelles se révèlent étonnamment résistantes et cohérentes. Pour le sociologue, il existe deux grandes dimensions d'évolution des valeurs dans le monde contemporain:
• La première dimension est celle du passage des valeurs traditionnelles (autorité patriarcale, poids des institutions religieuses) aux valeurs « rationnelles-légales» et séculières (laïcité, respect de l'autorité administrative et étatique )
• La seconde dimension est celle du passage de valeurs de pénurie et de nécessité, liées à des sociétés où domine la pauvreté, aux valeurs d'autoréalisation, d'expression et de bien-être que privilégient notamment les sociétés les plus riches d'Europe du Nord. Cette dimension correspond au degré de richesse des sociétés.
Le positionnement des sociétés nationales suivant ces deux dimensions permet au sociologue de les classer selon quatre types :
• les sociétés de type traditionnel où les individus privilégient la religion, les valeurs familiales, favorisent les familles nombreuses, privilégient le conformisme et réfutent l'individualisme, etc. C'est notamment le cas des pays de l'aire islamique comme le Bangladesh, de pays d'Afrique comme le Nigeria ou le Ghana ;
• les sociétés de valeurs rationnelles préfèrent l'individualisme et le contrôle des naissances, sont sécularisées et reconnaissent l'autorité de l'Etat (l'Allemagne, dans ses deux composantes de l'Est et de l'Ouest, en est l'archétype);
• les sociétés qui privilégient des valeurs de pénurie où les individus ne se sentent pas heureux, sont plutôt intolérants, peu favorables à l'égalité des sexes et ont peu confiance dans les autres, mais placent de grands espoirs dans la science et privilégient des valeurs matérialistes (la Moldavie, l'Ukraine, et de manière générale les pays ex-communistes fortement scolarisés où l'idéologie scientifique fut prégnante se retrouvent dans cette configuration de valeurs);
• les sociétés «postmodemes» sont opposées aux sociétés de pénurie et sont plutôt tolérantes et démocratiques (ce sont précisément les riches pays Scandinaves et les Pays-Bas qui incarnent cette tendance de manière significative).
La grande découverte de R. Inglehart est que les différents pays se distribuent dans des ensembles qui semblent correspondre aux découpages de civilisations faits par S. Huntington. ( … )
Pour expliquer ce qu'il appelle la «résilience» des grandes civilisations que l’ Enquête mondiale révélerait, R. Inglehart souligne que «c'est le patrimoine historique tout entier qui se refléchit dans la culture d'une société». Pour la plupart des pays, les traditions religieuses continuent de définir les systèmes contemporains de valeurs, même lorsque les religions semblent avoir quasiment disparu comme en Europe occidentale. La persistance de traits de civilisations incarnées dans des systèmes de valeurs n'est pas liée à la place actuelle des Eglises, mais à leur force passée. Ces Eglises définissaient il n'y a pas si longtemps la morale et les normes sociales.( … )-
Vers une culture globale?
La plupart des chercheurs tentent actuellement de penser le devenir culturel dans la tension entre l'identité et l'universalité. Pour le politologue Pierre Hassener, «le phénomène le plus universel semble résider dans la dialectique de la globalisation et de la fragmentation, liée à la modernisation. Sous l'effet avant tout du progrès technique, l'individu se trouve aujourd'hui arraché à ses points de repères familiaux, nationaux, culturels ou religieux et livré sans protection aux rigueurs de la compétition dans un monde trop complexe et changeant pour répondre à ses besoins de stabilité ou de sens . » Nombre d'analystes estiment comme lui que les réactions communautaires et religieuses violentes sont la conséquence directe de la tendance à l'homogénéisation qu'induit la modernisation. La persistance d'aires culturelles différenciées et structurées par la religion serait donc plutôt l'expression de la globalisation que sa négation
SOURCE : J.C.Ruano-Borbalan ,Culture , valeurs , tous postmodernes ? ,Sciences humaines numéro spécial 2 , mai-juin 2003
DOCUMENT 4 :
C'est, en effet, à partir de mon lieu culturel - de la bonne image que j'ai de moi-même - que je projette l'universalisable. Quoi de plus « naturel » que d'identifier l'universel à celui qui dit l'universalité ? L'hégémonisme « naturel » dans l'ordre du discours tire sa légitimité du fait qu'il en édicté lui-même les règles. C'est toujours notre société qui définit le cadre général par rapport auquel les autres sont situés. L'universalisme particulier n'entend l'égalité que comme égalisation des identités au profit de l'identité dominante. Il évalue l'ensemble de l'humanité selon des critères qui sont toujours favorables aux conceptions occidentales, comme l'est l'idée même d'universalité. La référence universaliste qui, par exemple, guide aujourd'hui l'action et la perception américaines du monde ne correspond pas à un universalisme ouvert et critique, lequel affirme partout les mêmes droits et les mêmes devoirs, partout une seule et même humanité devant profiter des mêmes aspirations, des mêmes possibilités, des mêmes libertés et des mêmes droits. La conviction d'une sorte d'adéquation entre la société américaine et un universel qui serait incarné dans une « nature » humaine - représentée par les valeurs du marché, de la libre entreprise et d'un Dieu , régulateur suprême de ces lois « naturelles » - enferme le reste de l'humanité dans la fatalité d'une histoire étriquée, d'une histoire unique guidée par les Etats-Unis. Devenir américain est l'avenir proposé à tous les autres, placés de gré ou de force dans la sphère de dépendance de l'empire. Mais en même temps, les détenteurs de la puissance mondiale ont multiplié les obstacles pour empêcher ces autres de devenir le même. L'universalisme a paradoxalement besoin du particularisme. L'Amérique assume son universalité et son omniprésence en entretenant les particularités des autres. Elle doit chercher par tous les moyens à constituer avec eux une relation asymétrique afin d'éviter toute rencontre dialogique qui remettrait nécessairement en cause son monopole du discours légitime, ce discours monologique réputé vrai et accomplissant la destinée de l'humanité. L'histoire universaliste du monde prouve ainsi qu'elle n'est qu'une version particulière de l'histoire, le produit d'une histoire singulière qui prétend se déployer à l'échelle universelle.
La prégnance de ce modèle est telle que, même hors de ses frontières, l'Amérique, et plus largement l'Occident, vit et s'universaque cette histoire mythique ne prend même pas soin de se démarquer comme une histoire locale, mais se présente comme une narration universelle du progrès et de la liberté. L'Occident, c'est l'histoire, et les autres y sont intégrés en termes occidentaux. Ils étudieront l'histoire de l'Europe et de l'Amérique afin d'identifier l'émergence et la cristallisation des universaux - l'humanité, la démocratie, le règne de la raison, de la science et de la modernité -, qu'ils y adhèrent ou s'y opposent finalement. L'idéologie universaliste moderne dénote, de ce point de vue, moins la réalité d'un état du social que la perception faussement égalitaire du rapport social
Source : M Kilani, le paradoxe ethnologique, in lévi strauss et la pensée sauvage.
DOCUMENT5 :
Francis Fukuyama est un honorable fonctionnaire du Département d'État brusquement, et un peu mystérieusement propulsé sur la scène médiatique américaine puis internationale pour avoir publié un petit article dans une revue assez austère, National interest, intitulé précisément « La Fin de l'histoire ? ». L'idée fondamentale de ce maintenant célébrissime article : les transformations qui s'accomplissent
actuellement dans les pays de l'Est, cette apparente évaporation des dictatures communistes, ne signifieraient pas simplement la fin du communisme mais essentiellement la fin de l'histoire elle-même ; ces transformations impliqueraient la prise de conscience par l'humanité qu'il n'y a pas d'au-delà de la société présente. La société présente, c'est la société industrielle, capitaliste et marchande qui constitue notre modernité.
C Castoriadis :. La « fin de l'histoire » exigerait qu'on élève leur niveau de vie jusqu'à ce qu'il devienne, en gros, comparable à celui des pays riches d'aujourd'hui. Imaginet-on la pollution additionnelle, la destruction de ressources non renouvelables, les dommages irréversibles infligés à l'environnement que cela impliquerait ? Et cela n'est qu'un des aspects de la question. Le capitalisme libéral s'est jusqu'ici montré pratiquement incapable d'« industrialiser » le tiers-monde. Mais il s'est révélé encore plus incapable d'y exporter ses valeurs « libérales » et « démocratiques ». Les sociétés non occidentales sont toujours dominées par un lourd héritage de significations imaginaires hétéronomes, essentiellement religieuses, mais pas seulement. Le cas de l'islam est le plus flagrant, mais il est loin d'être le seul ; l'Inde, l'Afrique et même l'Amérique latine en offrent des manifestations frappantes. Toutes ces sociétés assimilent facilement certaines techniques provenant de l'Occident - celles de la guerre, de la manipulation télévisuelle, de la torture policière – mais guère les autres créations de l'Occident : les droits humains, les libertés même si elles sont partielles, la réflexion et la pensée critique, la philosophie. L'Occident a réussi à y ébranler en partie les structures sociales (mais beaucoup moins mentales) traditionnelles, il y en fait pénétrer certaines techniques mais pas du tout la dimension émancipatrice de son histoire. La plupart de ces sociétés sont dans un état hautement instable, à la fois en décomposition et en ébullition, et les États occidentaux sont incapables de « gérer », comme on dit maintenant, leurs rapports avec elles .
E Morin : Avec Hegel émerge une conception suggérant qu'à un moment donné on aboutit à un accomplissement, celui de la meilleure organisation sociale - l'État moderne - et particulièrement l'État prussien qui, pour Hegel, était un aboutissement.
Avec Marx on a quelque chose d'assez différent. Pour lui, l'accent est mis sur la lutte des classes où le rôle du prolétariat consiste à amener la cessation de l'exploitation de l'homme par l'homme, de la domination, et de l'existence même de l'État ; pour lui cette fin de l'histoire, qui sera réalisée par le prolétariat avec le socialisme, signifie en fait la fin de la préhistoire humaine. La « fin de l'histoire » pour Marx, c'est donc la fin de cette époque où l'homme est un loup pour l'homme, où l'homme est un barbare pour l'homme.
Mais il y a plusieurs interprétations de la pensée de Marx. Dans un sens, on peut dire qu'après la réalisation de la société socialiste quelque chose va continuer. Quoi ? On ne le sait pas vraiment ; c'est inconcevable... Mais il faut franchir ce stade. Un autre type d'histoire naîtra, qui ne sera plus « préhistoire » ; ou bien au contraire, une autre version, c'est la version grossière, viendra, le paradis socialiste dont on a tant parlé pendant l'ère stalinienne.
L'idée selon laquelle on aboutit à une forme accomplie de société, indépassable, se manifeste aussi dans la vision que l'on a eu de la société industrielle. Avant 1968 dans beaucoup de milieux intellectuels, chez les économistes par exemple, et Raymond Aron fut l'un des chantres de cette idée-là, toutes les sociétés devaient devenir industrielles ; par des voies différentes, des pays comme l'URSS et les États-Unis devaient se rencontrer un jour ou l'autre sur le plan économique... Bien que dans cette approche on ne retrouve pas l'idée messianique des temps nouveaux, des temps merveilleux que le marxisme ou un pseudo-marxisme avait promulgués, la société industrielle apparaissait néanmoins comme celle qui était la moins mauvaise possible, où l'on pouvait trouver le moins d'inégalités, où les formes sociales étant arrivées à leur épanouissement, il ne s'agissait que de les améliorer, les généraliser. Ainsi cette idée apparemment bizarre de la fin de l'histoire était présente dans des courants de pensée extrêmement différents. (..)
Nous sommes dans l’incertitude et je crois que nous continuerons d’être dans l’errance. Mais même dans cette errance des potentialités de devenir et d’évolution existent .Ce qui est mort, c’est l’idée des lois nécessaires de l’histoire.On comprendra alors que le concept de développement « onusionné »qui est une idée véritablement sous développée est un concept éconocratique ridicule . Aujourd’hui on commence à comprendre qu’on n’a pas trouvé la formule du développement. On a compris que le soi disant socialisme de l’URSS n’allait pas vers la société sans casse ni exploitation. On devrait comprendre que ni la société industrielle, ni la société post-industrielle ne soit les derniers mots de l’histoire.
Source : débat entre C Castoriadis et E Morin sur la fin de l’histoire in de la fin de l’histoire, éditions du félin,1992.
Document 6 :
Théorisé ou spontané, ce modèle aux fonctions à peu près identiques inspire la plupart des travaux théoriques de l'époque et oppose les sociétés développées, technologiques ou encore urbaines, et celles sous-développées, traditionnelles :
La société traditionnelle se voit généralement décrite comme le lieu de blocages multiformes, interdisant ou empêchant l'assimilation des valeurs et des comportements favorables à la modernisation. On relèvera tout d'abord l'absence d'accumulation, du fait de la priorité accordée aux investissements non ou faiblement productifs (rites et coutumes sociales, propriété foncière, troupeaux de prestige) et de la faible capacité d'épargne. De même, les structures économiques sont mises en cause : surabondance de main-d'œuvre sous-employée dans les secteurs traditionnels (agriculture et artisanat) et inadéquation par rapport aux emplois du secteur moderne; chômage déguisé, dysfonctionnements dans la répartition du revenu national et incidences en matière de consommation, de commerce. Enfin, sont fréquemment avancées les caractéristiques socioculturelles décrites comme typiques de la société traditionnelle : famille étendue (et polygamie), domination des aînés sur les jeunes, soumission féminine, allégeances claniques et tribales. Traits qui se répercutent sur la vie politique où dominent les solidarités ethniques et régionales, l'affirmation des particularismes et les conflits séculaires.
A l'opposé, la société moderne s'appuie sur une communauté de membres « hétérophiles » et « individualistes » éprouvant les uns pour les autres un sentiment d'« empathie horizontale», selon les termes de E.M. Rogers. Ceux-ci sont avant tout soucieux de voir leur niveau de vie s'élever et d'améliorer le bien-être général de la collectivité. Dans cette optique, l'augmentation continue de la productivité du travail, l'innovation technique et l'organisation rationnelle des ressources humaines vont de pair. Investissement dans l'industrialisation, mobilité spatiale et sectorielle de la main-d'œuvre, mise en place des institutions et procédures d'accompagnement (systèmes bancaires, structures financières et commerciales, comptabilité et fiscalité), infrastructures sociales adéquates (santé, scolarisation, transport, communications) constituent les bases d'un processus auto-entretenu de modernisation. Bien que généralement en retard sur les innovations techniques et le progrès économique, le progrès moral et culturel de 1 homme suit et introduit des rapports renouvelés dans les différentes sphères de la vie sociale : relations homme/femme et éducation des enfants au sein de la famille, rapports sociaux fondés sur une hiérarchie ouverte des compétences au sein de l’entreprise, modes de compétition politique transparents et démocratiques pour l'exercice d'un pouvoir consistant surtout en charges et obligations croissantes vis-à-vis des citoyens, en particulier en ce qui concerne les investissements sociaux collectifs.
SOURCE : A.Guichaou et Y.Roussault , Sciences sociales et développement , Cursus , A.Colin
DOCUMENT 7 :
Toute l'idéologie «libérale» tient en ces quelques lignes:
· la liberté du travail doit libérer aussi l'initiative privée, le goût du risque et de l'effort, le sens de la compétition. Le désir d'améliorer sa condition est un moteur dont l'industrie ne peut se passer.
· On est aux antipodes de la conception traditionnelle pour laquelle la norme sociale est de s'inscrire dans un ordre fixe et de s'en satisfaire.
La liberté du travail a la légitimité d'une loi naturelle, tandis que les formes historiques de son organisation sont contingentes.Il s'ensuit que, puisque ces formes ont été jusqu'à présent placées sous le registre de la contrainte, elles sont arbitraires et despotiques. L'histoire a dévoyé une exigence rationnelle, parce que naturelle, en imposant «l'intérêt particulier contre l'intérêt de la société». La société historiquement organisée sur la base de privilèges est particulariste. Elle a légitimé des corps intermédiaires inspirés par l'esprit de monopole. Il est urgent d'abolir cet héritage du vieux monde pour laisser jouer les lois naturelles. Le libre accès au travail, l'institution d'un libre marché du travail, marquent l'avènement d'un monde social rationnel par la destruction de l'ordre social arbitraire de l’ancienne société .
SOURCE : R .Castel
DOCUMENT 8 :
Le sociologue Alain Ehrenberg part d'un constat. Dans la société actuelle, l'individu est censé prendre en charge, lui-même, un nombre croissant de problèmes.Dans le travail, dans les relations de couple, dans les décisions d'achat, dans les choix scolaires, «partout on vante les vertus de l'autonomie, la responsabilité individuelle».Chacun est sommé d'agir librement. «Nous sommes incités à être responsables de nous-mêmes. » .Là où les mécanismes sociaux favorisaient des automatismes de comportements ou des normes établies, les choix personnels semblent avoir pris le pas sur les contraintes et le destin collectif.
Cette mobilisation permanente de soi se paye par une inquiétude existentielle.«Confronté à l'incertain, aux décisions personnelles, aux choix de vie, et engagements, l'individu est déstabilisé, dérouté et souffre.» A. Ehrenberg développe cette idée dans La fatigue d'être soi (Odile Jacob, 1998). Une pathologie nouvelle naît de ces injonctions immanentes à trouver en soi les ressorts de son action: l'épuisement psychique et la dépression . Alors que les sociétés gérées par les normes génèrent des pathologies de la culpabilité, comme la névrose, une société fondée sur la sollicitation permanente de soi provoque plutôt des dépressions. D'où le recours aux drogues (antidépresseurs, tranquillisants) afin de surmonter les moments de panne et d'effondrement. Cette figure de l'individu en quête de soi en côtoie une autre: celle de l'individu éclaté. Elle est aisément repérable dans la sociologie actuelle, notamment dans les études de François Dubet ou de Bernard Lahire. L'incertitude dans laquelle est placé l'individu contem porain semble due à un relâchement des dispositifs d'intégration (école, famille, travail) et des rôles sociaux bien établis. La définition des rôles sexuels est caractéristique de cette transformation. Avec l'émancipation des femmes, les rôles sociaux (féminin et masculin) ne sont plus stéréotypés. A l'école, le statut du professeur n'est plus clairement établi, oscillant entre ceux du maître traditionnel et du pédagogue-éducateur. Chacun doit donc composer avec plusieurs costumes sociaux et trouver sa propre voie. Chaque individu est ainsi soumis à une tension permanente. D'où une nécessaire réflexivité (auto-analyse) permanente sur ses propres conduites et l'essor des méthodes de développement personnel, du coaching, des ouvrages sur l'art de vivre, des talk-shows qui parlent de la vie privée, de la façon de gérer sa vie.
SOURCE : J.F.Dortier , Individu : du je triomphant au moi éclaté , Sciences humaines , hors-série n°34 , 2001
DOCUMENT 9 :
• Sécularisation. Pour Karl Marx, Emile Durkheim, Max Weber et la plupart des sociologues du début du siècle, le déclin de la religion s'annonçait irréversible. Jusqu'au milieu des années 60, c'est sur ce grand paradigme de la sécularisation que s'est construite la sociologie religieuse. En France, par exemple, les sociologues du religieux, comme Gabriel Le Bras, ont largement étudié le déclin des croyances et de l'emprise sociale du catholicisme. Quels sont les éléments qui caractérisent la sécularisation?
1) Un mouvement irrésistible de rationalisation de la vie sociale et de «désenchantement du monde» (M. Weber). Le rétrécissement social de la religion et le déclin des grandes institutions religieuses sont l'envers du processus d'expansion de la science.
2) La différenciation des institutions, c'est-à-dire la séparation nette des sphères politique, économique et religieuse. En France notamment, la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat de 1905 a accompagné l'essor de la laïcité. Les sociétés sont bien «sorties de religion» dans la mesure où les sphères de l'activité humaine sont désormais indépendantes des normes et des codes religieux
3) Un processus de «mondanisation», terme qui désigne le détournement des préoccupations spirituelles pour des préoccupations matérielles. La disparition progressive du clergé accompagne l'érosion régulière des pratiques. 60% des Français continuent de se déclarer catholiques (contre 80% il y a vingt ans), mais il s'agit plus d'un rattachement à un fonds culturel commun que d'une implication personnelle : 2% seulement des Français de moins de 25 ans vont régulièrement à la messe dominicale. Les sociologues ont constaté le glissement d'un «christianisme confessant» (pratique régulière, adhésion au Credo) vers un « christianisme culturel» (héritage chrétien commun général) et un humanisme séculier.
Les religions instituées continuent de perdre leur influence. Elles sont devenues incapables de contrôler les conduites et de réguler le champ religieux. La sécularisation représente bien une tendance lourde, qui s'est accentuée à la fin des années 60 .
SOURCE : J.Souty , Religions : les métamorphoses des croyances , Sciences humaines , hors-série ,n°34 , 2001
DOCUMENT 10 :
Le constat massif des enquêtes et études sur la place de la religion dans le Vieux Continent est que dans tous les pays occidentaux, la perte d'emprise des Eglises s'effectue principalement au profit d'une «religiosité diffuse»: croyances dans l'astrologie, la réincarnation, etc. La religion est de plus en plus ressentie comme un moyen d'épanouissement personnel, et son statut a évolué en fonction de la progression de l'individualisme, caractérisé dans la jeunesse comme une volonté d'indépendance personnelle et un souci de soi . Malgré des mouvements de réaction, la perte d'influence des Eglises conduit à des syncrétismes ou à des «bricolages religieux». Aujourd'hui, l'initiative religieuse est plutôt du côté des individus, de leurs demandes, de leur quête et bien moins du côté de l'offre institutionnelle . Les acteurs refusent de plus en plus des systèmes constitués, contraignants et constitués en dehors d'eux-mêmes. Toutes les analyses sociologiques de la modernité religieuse mettent l'accent aujourd'hui sur «l'éclatement des systèmes de croyance et sur la dissémination des petits récits croyants que les individus produisent eux-mêmes à partir de leurs aspirations, de leurs intérêts, de leurs dispositions, de leurs expériences», souligne la sociologue Danièle Hervieu-Léger. Ce bricolage individuel s'effectue en référence aux « grands récits » des traditions religieuses dans lesquels les individus puisent comme dans une bibliothèque de symboles et de formes religieuses. ( … )
Une telle realité, c'est le moins que l'on puisse en dire, a totalement surpris les analystes académiques. Ils avaient depuis plus d'un siècle bâti un scénario tout à fait cohérent dit de «sécularisation» inéluctable des sociétés. Ce scénario se résume à l'idée que la modernisation économique, la rationalisation philosophique et la montée de l'individualisme aboutiraient à la fin des religions, c'est-à-dire des institutions religieuses. L'accélération de la «déconfessionnalisation» religieuse dans la seconde moitié du XXe siècle semblait corroborer ce scénario. En fait, si les Eglises ont bien perdu leur influence directe en Europe, il s'agit plus d'une transformation religieuse que d'une fin des religions. C'est d'autant plus net lorsque l'on observe le renouveau et l'approfondissement religieux à l'échelle planétaire.
En fait, dès la fin des années 70 s'opère un «retour du religieux», alors que la sécularisation paraissait en Europe une donnée inéluctable. On a alors pris ces manifestations de renforcement religieux plutôt pour une survivance, une réaction à la modernité triomphante. Il est vrai que les réalités de ce «retour» étaient et demeurent fort différentes. ( … )
Hostiles à la modernité ,technologique et au matérialisme comme à la rationalité scientifique, les intégrismes se sont opposés notamment à ce que la religion devienne une affaire privée, relevant du choix individuel. Au contraire, nombre
de mouvements de croyants accompagnent cette individualisation croissante. Mais que ce soit en accompagnement ou en réaction, c'est bien au travers de mouvements religieux, et non par la sécularisation, que s'effectuent les transformations religieuses contemporaines.
C'est ce que souligne aujourd'hui le principal penseur de la modernisation religieuse et de la sécularisation, le sociologue américain Peter Berger. Il déclare urbi et orbi qu'il s'est trompé et fourvoyé pendant le plus clair de ses années de recherches en pensant que les religions étaient entrées dans un irrémédiable déclin. Il estime au contraire dans ses écrits récents que «l'idée selon laquelle nous vivons dans un monde sécularisé est fausse. Le monde d’aujourd’hui , à quelques exceptions près , est aussi furieusement religieux qu’il ne l’ajamais été . Il l’est même davantage dans certains endroits » .
SOURCE : J.C.Ruano-Borbalan , La religion recomposée , Siences humaines hors-série n°41 , 2003
DOCUMENT 11 :
Les sectes sont en fait une des déclinaisons possibles de ces nouvelles formes religieuses en décalage avec l'héritage culturel monothéiste des sociétés occidentales. Elles fleurissent dans l'univers laïque, pluraliste et désacralisé de la modernité. Le phénomène sectaire, explique Danièle Hervieu-Léger, est une des manifestations de la dérégulation des croyances . Il faut donc considérer les sectes dans le cadre général de la sécularisation (c'est-à-dire la perte d'influence des grandes institutions religieuses) et de la recomposition religieuse : émiettement et fragmentation des croyances, individualisation des comportements, concurrence et diversification des biens religieux, mondialisation. Il y a un aspect éminemment consumériste dans l'appartenance à la secte. Ces produits de salut à efficacité immédiate combinent spiritualité et rationalité économique, charisme, management et techniques de développement personnel. Il y a un important «tum-over» au sein des sectes où les adeptes, consommateurs «à la carte» et «sans domicile fixe de la croyance» (selon l'expression de Jean-Paul Willaime), restent un à deux ans en moyenne (pour ce qui concerne la périphérie de la secte et non son noyau dur). ( … )
En amont, les sectes ne sont-elles pas le symptôme d'un malaise social beaucoup plus étendu ? Elles semblent mettre en lumière les faiblesses de la modernité, et notamment un état d'angoisse et d'incertitude, un sentiment d'insécurité et de carence affective partagés par bien des contemporains. S'attaquer aux sectes isolément, ou les considérer comme un épiphénomène, revient à ne traiter que le symptôme et non la maladie. Le problème se pose, plus général, de la propagande et de la manipulation en démocratie. Pour Jean Baubérot, « c 'est la même société qui produit la publicité abusive et les groupements sectaires. Et ces derniers sont beaucoup moins influents que la pub ».
Certains auteurs établissent un lien entre intolérance majoritaire et sectarisme minoritaire, ou avancent l'idée que les sectes sont les symptômes manifestes d'une certaine forme de totalitarisme à l'oeuvre dans nos démocraties. «La secte, écrit Denis Duclos, ressemble à la grande société ultralibérale, alliant contrainte douce et matraquage propagandiste » . L'idéal promu par bien des sectes, lié au culte du dépassement personnel, rejoindrait en effet certaines préoccupations de la société libérale et de son idéologie de la performance. En ce sens, certaines sectes, comme la scientologie, à la pointe de la «technique » et de la « communication», non seulement sont parfaitement en phase avec la modernité, mais en poussent certaines logiques à leur paroxysme, et en cela préfigurent un avenir possible.
SOURCE : J.Souty , Les sectes : reliogiosité dévoyée ou religion du futur , Sciences humaines n°122 , décembre 2001
DOCUMENT12 :
Il s'agit plus exactement de savoir s'il y a incompatibilité réelle et fondamentale entre tradition et modernité, entre société traditionnelle et société en voie de développement ; si nous revenons aux stades décrits par Rostow , nous y voyons sue toute la structure économique, politique, sociale et mentale de la société traditionnelle paraît s'opposer à l'industrialisation; il semble que le progrès économique ne puisse se réaliser que s'il se produit une transformation radicale et globale de la société traditionnelle. La tradition apparaît donc à Rostow comme fondamentalement incompatible avec le développement; elle en est à vrai dire l'antithèse. C'est pourquoi la phase de démarrage est surtout caractérisée, selon lui, par l'élimination définitive des traits de la société traditionnelle.
Joseph Gusfield, s'appuyant sur les études ethnographiques les plus récentes et utilisant en particulier le cas de l'Inde, a dénoncé ce qu'il considère être les erreurs (« fallacies ») du modèle linéaire trop couramment employé pour décrire et analyser le passage de la tradition à la modernisation . ( … ) Les critiques de Gusfield expriment et synthétisent le malaise croissant qu'ont ressenti bon nombre de chercheurs, lorsqu'ils ont voulu utiliser le modèle trop rigide du passage de la tradition à la modernisation, pour comprendre et expliquer des phénomènes nouveaux des pays en voie de développement. Il est maintenant acquis qu'il n'y a pas une opposition tranchée, une incompatibilité complète entre la société traditionnelle et la société industrielle, à l'encontre de ce qu'avait pourtant soutenu une longue tradition solidement établie, depuis Comte, Spencer, Tônnies et Durkheim. Sans doute, la distinction entre les deux types de société reste-t-elle valable quand on compare des cas extrêmes ou des types idéaux. Mais dans l'analyse du développement, un trop grand nombre d'observations obligent aujourd'hui à reconnaître que la modernisation ne consiste pas en une destruction pure et simple de la société traditionnelle, en une brisure radicale avec une structure sociale et mentale qui serait irrévocablement opposée à toute innovation, du moins aux innovations qu'exige l'industrialisation. Peut-on d'ailleurs affirmer que la modernisation de l'Occident ait été le fruit d'un renversement aussi total? Ne serait-ce pas aussi oublier que le changement social n'est jamais la négation complète du passé?
SOURCE : G.Rocher , Introduction à la sociologie générale , tome 3 , Le Seuil , 1968
DOCUMENT 13 :
Pour schématiser, nous autres Occidentaux sommes des individus. D'ailleurs Dieu Lui-même nous a voulus ainsi, et singulièrement dans la tradition chrétienne qui a façonné l'Europe et l'Amérique (mais c'est aussi vrai dans les deux autres grandes religions du livre, l'Islam et le Judaïsme). Nous avons le pouvoir extraordinaire de dire oui ou non à la parole de Dieu, d'exercer notre libre-arbitre, de penser par nous-mêmes.L'individu se décline sous toutes ses formes, à commencer par la liberté et ses corollaires : le droit de propriété, le droit de sûreté, le droit d'égalité comme le stipule la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
L'Asie renverse la perspective : l'individu n'existe pas! C'est la société qui compte, le groupe, la famille. Le mot « liberté individuelle », par exemple, se traduisait en ancien japonais par la « participation personnelle à l'honnêteté du groupe ». L'alpha et l'oméga, c'est la collectivité. Non pas une collectivité molle, bâtie sur un vague consensus, mais un groupe éminemment hiérarchisé, où l'image du père domine tout le reste. On pense à Confucius, bien sûr, dès que l'on évoque cette vision familiale et hiérarchisée de la société et de l'État en Asie, avec son cortège de loyautés et de préceptes :
· D'un côté, on défend des « valeurs asiatiques ». Ou, du moins, entend-on des leaders, au nationalisme sourcilleux, prôner les valeurs d'autorité, de paternalisme, de travail et de compromis, quand ils ne rameutent pas Confucius à la rescousse de leur pouvoir.
· De l'autre, les prosélytes de la mondialisation et les maîtres du vocabulaire anglo-saxon voudraient imposer la transparence, la « gouvernance », la liberté individuelle, l'État de droit, à des systèmes censés se plier à un déterminisme universel au nom, sans doute, des vertus de la main invisible du marché.
Immédiatement, on se heurte à de redoutables problèmes de traduction. Comment rendre intelligibles en japonais, en coréen, en chinois, en indonésien, les notions occidentales d'égalité, d'individu, de droit, de responsabilité...pour n'en citer que quelques-unes?On voudrait des règles du jeu communes, mais se soucie-t-on toujours de la vision, qu'en ont, localement, les joueurs? On voudrait une morale, là où le mot « valeur » lui-même n’existe pas en chinois , en japonais , en thaï ou en hindi !
SOURCE :J. Gravereau , Vive la différence , Géopolitique , n° 62 ,1998
Document 14 :
«Nous devrions être conscients de la supériorité de notre civilisation, se réjouissait le premier ministre italien M. Silyio Berlusconi, le 26 septembre 2001, (...) un système de valeurs qui a apporté à tous les pays qui l'ont adopté une large prospérité qui garantit le respect des droits de l'homme et des libertés religieuses. » Le président du conseil italien a estimé qu'en raison de la «supériorité des valeurs occiden-
tales », celles-ci allaient « conquérir de nouveaux peuples », précisant que cela « s était déjà produit avec le monde communiste et une partie du monde islamique, mais que, malheureusement une partie de ce dernier est restée mille quatre cents ans en arrière.
Source : A Gresh, la guerre de mille ans, in le monde diplomatique, sept 2004.
II - ELABORATION DE LA DISSERTATION
Utiliser le dossier documentaire et des théories vues en cours afin de compléter le plan suivant :
Partie I
I : Les sociétés traditionnelles
· facteur de blocage de la croissance et du développement ,
· risquent de générer un conflit de civilisation (cf ; l’islamisme)
· nécessité de leur destruction , ce qui favorisera la croissance et le développement pour tous
Partie II :
I :
· Pas de lien évident entre valeurs traditionnelles et sous-développement : les valeurs traditionnelles peuvent favoriser la croissance et le développement
· Pas de choc de civilisation systématique (cette notion est contestable)
· Pas de modèle unique de croissance et de développement : critique de la notion de fin de l’histoire.
II :
· La croissance et le développement entraînent une transformation des valeurs, rationalisation et sécularisation des sociétés
· Qui assurent à terme la domination d’un modèle assurant la fin de l’histoire
II :
· Contrairement aux apparences , la croissance et l’augmentation des inégalités ne génère pas une augmentation de la rationalité , une sécularisation et un désenchantement du monde ,
· mais elle peut entraîner , au contraire ,une transformation des valeurs matérialistes en valeurs post-matérialistes et un renouveau des valeurs religieuses, voire un renouveau des valeurs traditionnelles et donc une contre-acculturation..
I- PROBLEMATIQUE
Recherchez la problématique correspondant au plan
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