les ouvriers en mai 68

Sur le site la vie des idée : en complément du chapitre conflits et mobilisation sociale :

Ouvriers en révolte, l’autre visage de mai 68

À l’heure où partisans et détracteurs de mai 68 occupent le devant de la scène et transforment l’événement en mythe, Xavier Vigna publie un essai d’histoire politique des usines qui tente de rendre la parole aux acteurs de l’insubordination ouvrière et de retrouver la configuration matérielle et symbolique qui informa leurs actes.

Télécharger ce(s) document(s) :

Recensé : Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, 380 p., 22€

Pour l’historien Xavier Vigna, Mai 68, ou plutôt les grèves de mai et de juin 68, sont à considérer comme un événement, au sens fort du mot, dans la mesure où leur surgissement surprend les contemporains, suscite de nouvelles représentations et inaugure un cycle qui se clôt à la fin de la décennie 1970, avec l’échec de ces pratiques d’insubordination ouvrière.

Le 68 des ouvriers

Xavier Vigna braque les projecteurs non pas sur la scène étudiante parisienne, à laquelle on réduit trop souvent les différentes facettes du printemps 68, mais sur les ouvriers des usines françaises (et non simplement parisiennes), qui se mirent en grève quasi générale en mai-juin 68, et sur leurs pratiques d’insubordination pendant la décennie 1970. Le terme d’insubordination désigne le fait que « de très nombreux ouvriers ne se soumettent plus, ou difficilement, à l’ordre usinier, à ses contraintes, à ses hiérarchies ». Par l’examen minutieux de sources variées, telles que des rapports de police, des tracts, des mémoires ouvrières écrites ou recueillies, des documents émanant d’organisations syndicales, Vigna s’attache tout d’abord à dégager les faits objectifs de cette insubordination ouvrière : il décrit les principales grèves de mai-juin 68, leurs acteurs, en faisant notamment une place aux femmes et aux étrangers, souvent oubliés par l’historiographie traditionnelle, et souligne la nouveauté des répertoires d’actions. De la même façon, il analyse les diverses formes d’insubordination de la décennie 1970 et leur parenté avec « l’événement inaugural ».

L’auteur s’intéresse ensuite aux discours qui justifient et légitiment ces pratiques d’insoumission. Les productions politiques ouvrières sont ainsi examinées : les critiques des conditions de travail, les représentations d’un monde dans lequel le « nous » ouvrier s’oppose au « eux » des patrons et des chefs. Vigna analyse la position ambiguë des ouvriers d’une part face aux étudiants, sociologiquement associés aux « ennemis » et dont les mœurs supposées dissolues choquent l’éthique ouvrière, d’autre part face à la gauche. Les communistes sont classés dans le « nous », mais souvent critiqués, sur un mode qui rappelle le proverbe « qui aime bien châtie bien ». L’auteur tente ensuite de mettre au jour ce qu’il nomme une « charte ouvrière », terme impropre au sens strictement historique (le propre d’une charte est d’être un document explicite et existant, tandis que ces principes d’un bon travail ne sont pas formulés), qui renvoie à un ensemble de valeurs concernant le travail : les ouvriers valorisent le travail, mais souhaitent « travailler bien et normalement », c’est-à-dire qu’ils refusent les cadences trop élevées, la parcellisation et le salaire au rendement. Leur idéal se rapproche d’une certaine idée du travail artisanal, comme le montrent les changements introduits dans les processus de production, lorsque les ouvriers mettent en œuvre l’autogestion. Vigna va même jusqu’à établir un parallèle entre l’esthétique ouvrière afférente au travail et l’idée de l’art pour l’art dans l’esthétique bourgeoise. Sur ces points, il convient de louer la démarche de l’auteur qui, loin de minimiser la capacité des ouvriers à construire un projet politique et de les considérer comme des mineurs sous tutelle, et/ou comme des objets pris dans le jeu de l’aliénation marchande, prend au sérieux leurs discours et tente de remettre en place la constellation de sens dont ils procèdent. L’auteur s’intéresse enfin à la configuration sociale de l’insubordination ouvrière et aux acteurs qui la portent ou tentent de la freiner : les syndicats et leurs stratégies, principalement la CGT, plutôt modérée selon la ligne définie dès 1963, et la CFDT, plus radicale ; les participants de la gauche ouvrière, militants ouvriers maoïste et trotskistes ; et enfin, l’État et le patronat, qui résistent à l’insubordination soit en essayant de la prévenir, soit en la réprimant. Dans cette dernière partie, Vigna tente de comprendre l’échec du mouvement : la crise économique, qui commence à être vraiment ressentie à la fin des années 1970, en est la principale cause – et ce revers explique l’éclipse ouvrière des années 1980 –, mais Vigna relève également le rôle des syndicats, qui misent tout sur l’étatisation des luttes et la victoire électorale de la gauche. Ce modérantisme, compréhensible dans la mesure où les syndicats souhaitent gagner des soutiens sur leur droite et espèrent sans doute sincèrement que l’amélioration des conditions de travail ne viendra que des urnes, est jugé partiellement responsable de la fin de ce cycle d’insubordination.


0 commentaires: